Pierre Rabhi

La Nature

La terre est une mère…

Cet extrait est tiré de "L’Offrande au Crépuscule", écrit par Pierre Rabhi en 2001. Hymne à la vie et à la terre-mère, dédié à toutes les femmes de la planète, "L'Offrande au Crépuscule" a obtenu en 1989 le prix des Sciences Sociales Agricoles Michel Auge-Laribé, décerné par le Ministère de l'Agriculture. Ce livre est le récit de l'aventure extraordinaire qui a conduit Pierre Rabhi, au début des années quatre-vingt, à la rencontre du Burkina Faso. Là sera créé le centre de formation de Gorom-Gorom qui œuvrera à une large diffusion de l'agroécologie auprès des paysans les plus pauvres.

"La terre est une, du levant au couchant. Elle est un seul et même être qui a nourri bien des hommes avant nous mais nous constatons aujourd’hui sa fatigue, surtout depuis que le ciel ne lui prodigue plus suffisamment d’eau et nous nous inquiétons pour l’avenir de nos enfants […]

[…] Nous avons vu les arbres périr, une poussière naguère inconnue s’éveiller, envahir tous les espaces. La terre gémit, supplie le ciel, il reste sourd. La semence supplie la terre, mais la terre elle-même n’a plus de salive. Le paysan, saisi d’appréhension, attend. Toute sa vie est devenue attente, espoir qu’une année soit meilleure que l’autre. Parfois des tiges de mil ou de sorgho parviennent à s’élever mais la souffrance et la soif les dessèchent. La terre se divise en gerçures innombrables. Certains disent que les hommes ont trahi l’alliance avec l’esprit de la terre.


Naguère, les chefs de terre désignaient des bois sacrés : arbres et plantes, gros et petits animaux y étaient respectés. Le bois devenait ainsi un fragment de la nature tel que le Créateur l’a voulu. L’homme n’y pénétrait pas ou alors avec un très grand respect. Ces coutumes nous paraissent pleines de sagesse. C’est peut-être parce que les hommes n’ont plus respecté les arbres, n’ont plus respecté les animaux, n’ont plus respecté la terre que tout se rebiffe contre eux…

La terre est une mère, elle vit, elle respire, elle se nourrit, elle enfante. Elle n’est pas inerte, insensible. L’arbre en tire la sève pour étendre ses ramures, déployer son feuillage au soleil qui réchauffe et nourrit aussi. Et lorsque que le feuillage meurt, il se transforme sur la
terre et redevient nourriture…

À présent, la terre est fatiguée… Le paysan médite et pense au temps où les arbres étaient nombreux et la pluie abondante. Il pense au temps où la terre était revêtue de chair vivante. Le vieux se rappelle les abondantes récoltes de son enfance et il a des regrets. La terre douce de son enfance s’est transformée, a durci. Ici où là, il aperçoit l’ossature de sa terre, son squelette…

La terre est affamée. Il lui manque des aliments nobles, ceux que le créateur a prévu pour elle. Cette nourriture que vous trouvez dans la forêt sous les feuilles mortes. Si vous en prenez une poignée, elle vous enchante, elle sent bon lorsque vous la respirez. Il y a comme un mystère dans cette nourriture, faite de feuilles, de petites branches, de terre, d’herbes mortes. Le temps passe avec les pluies, la chaleur, le vent. Les jours suivent les jours, les lunes suivent les lunes et toutes ces choses bonnes et belles se feront afin que la terre ait les mamelles bien pleines. Tout se passe dans le silence et le secret. Des petits animaux mâchent les détritus, des vers de terre les avalent et les rejettent après les avoir digérés, c’est comme si un peuple tout entier était au travail. C’est ainsi que le Créateur a voulu l’intendance de la terre. […]

 

« Pour que les arbres et les plantes s’épanouissent,
pour que les animaux qui s’en nourrissent prospèrent,
pour que les hommes vivent,
il faut que la terre soit honorée. »

Éloge de la terre

L’homme est profondément uni à la terre. Hier sacrée, elle est aujourd’hui sacrifiée. Il est grand temps que l’homme renoue avec cet humus si précieux et tant célébré par les anciens, qui l’engendre, l’accueille, le nourrit, l’abrite, et enfin le recueille.

La terre… Combien sommes-nous à comprendre cette glèbe silencieuse que nous foulons durant toute notre vie, quand nous ne sommes pas confinés dans des agglomérations hors-sol qui nous la rendent encore plus étrangère ? La terre nourricière est, parmi les quatre éléments majeurs, celui qui n’a pas existé dès l’origine. Il a fallu des millénaires pour que la mince couche de terre arable d’une vingtaine de centimètres à laquelle nous devons la vie puisse se constituer. […] Univers silencieux d’une extrême complexité, siège d’une activité intense, elle est régie par une sorte d’intelligence mystérieuse et immanente. C’est dans ce monde discret que s’élaborent, comme dans un estomac, les substances qui permettront aux végétaux de se nourrir, de s’épanouir pour se reproduire, et c’est aux végétaux que les humains et les animaux doivent leur propre survie. Il est donc urgent de reconnaître que la dénomination « terre mère » n’est pas une métaphore symbolique ou poétique, mais une évidence objective. Ainsi s’est établie une logique extraordinaire fondée sur la cohésion
du vivant. La terre, le végétal, l’animal et l’humain sont de cette manière unis et indissociables. Prétendre nous abstraire de cette logique, la dominer ou la transgresser impunément est une dangereuse illusion.

Avec l’ère de la technoscience, de la productivité et de la marchandisation sans limite, on ne voit plus dans la terre et les végétaux qu’une source de profit financier. Semences sélectionnées, dégénérescentes ou non reproductibles, engrais, pesticides, monocultures, irrigation à outrance, machinisme... : l'agriculture n'a pas échappé à la logique de productivisme. Suivant les processus et les mécanismes inspirés par la loi du marché et du profit illimité, elle a porté gravement atteinte à la terre nourricière. Elle s’accompagne d’un bilan économique, écologique et social dramatique : destruction de l’humus des sols, pollution des eaux, perte de la biodiversité domestique animale et végétale, disparition des paysans, de leurs savoir-faire et de leur culture, dévitalisation de l’espace rural, avancée de la désertification, manipulation et brevetage des semences…etc. La terre est vivante et ne peut pas être assujettie à toutes ses exactions sans de graves dommages pour l’avenir. Par ailleurs, ce mode de production agricole se révèle être le plus onéreux, vulnérable, dépendant et le moins rentable de toute l’histoire de l’humanité : 4000 litres d’eau sont nécessaires pour produire un kilo de viande, il faut à peu près 2 à 3 tonnes de pétrole pour fabriquer une tonne d’engrais et 12 calories d’énergie pour obtenir 1 calorie alimentaire…

Entre excès, gaspillages et scandales alimentaires d’un côté, pénuries et famines de l’autre, l’agriculture productiviste, après s’être exprimée librement pendant des décennies, montre sérieusement ses limites. Le magnifique terme de « nourriture » qui, au-delà de la matière nutritive, a des résonances symboliques et poétiques, monde de saveurs subtiles qui réjouissent l’âme et le corps, a cédé la place à « la bouffe » qui désigne cette matière surabondante, frelatée, manipulée, polluée, cause d’un désabusement où les biens de la terre ne nous parviennent plus comme des offrandes que chaque saison nous apporte en temps et lieux les plus propices.

On commence enfin à faire le rapprochement de cause à effet entre la nourriture et le véritable fléau des pathologies dites de civilisation qui, en dépit de nos connaissances, de nos équipements médicaux les plus sophistiqués, ne cessent de s’étendre. La nourriture, l’air,
l’eau, attributs fondamentaux de la vie, garants de la vie depuis les origines, deviennent peu à peu les complices de la mort. Faut-il encore et encore rappeler qu’il sera toujours, et quoi que l’on fasse, impossible d’avoir une nourriture de grande qualité sans comprendre, respecter et soigner la terre qui la produit ?

Répondre aux nécessités de notre survie tout en respectant la vie sous toutes ses formes est à l’évidence le meilleur choix que nous puissions faire si nous ne voulons pas être exposés à des famines sans précédent. C’est pourquoi il est selon nous d’une importance
décisive que l’agroécologie que nous préconisons, enseignons et appliquons depuis plusieurs décennies se répande dans le monde entier. S’appuyant sur un ensemble de techniques inspirées de processus naturels comme le compostage, le non retournement du sol,
l’utilisation de purins végétaux, les associations de cultures…etc., elle permet aux populations de regagner leur autonomie, sécurité et salubrité alimentaires tout en régénérant et préservant leurs patrimoines nourriciers. Parce qu’elle est fondée sur une bonne compréhension des phénomènes biologiques qui régissent la biosphère en général et les sols en particulier, elle est universellement applicable.

La pratique agroécologique a le pouvoir de refertiliser les sols, de lutter contre la désertification, de préserver la biodiversité, d’optimiser l’usage de l’eau. Elle est une alternative peu coûteuse et adaptée aux populations les plus démunies. Par la revalorisation des ressources naturelles et locales, elle libère le paysan de la dépendance des intrants chimiques et des transports générateurs de tant de pollutions et responsables d’une véritable chorégraphie de l’absurde où des denrées anonymes parcourent chaque jour des milliers de kilomètres plutôt que d’être produites sur place. Enfin, elle permet de produire une alimentation de qualité, garante de bonne santé pour la terre et ses enfants.

Par ailleurs, l’agroécologie bien comprise peut être à la base d’une mutation sociale. Elle est une éthique de vie qui introduit un rapport différent entre l’être humain, sa terre nourricière et son milieu naturel et permet de stopper le caractère destructeur et prédateur de
cette relation.

C’est ainsi qu’elle représente pour nous bien plus qu’une simple alternative agronomique. Elle est liée à une dimension profonde du respect de la vie et replace l’être humain dans sa responsabilité à l’égard du vivant. Bien au-delà des plaisirs superficiels toujours inassouvis, elle lui permet de retrouver la vibration de l’enchantement, le sentiment de ces êtres premiers pour qui la création, les créatures et la terre étaient avant tout sacrées.