Pierre Rabhi

Le Monde moderne

La fragilité des pays industrialisés

 
La subsistance actuelle des pays industrialisés n’est possible que parce qu’ils drainent vers eux à bas prix l’énergie et les matières premières du monde entier, avec les conséquences environnementales et sociales que l’on connaît, à la fois dans les pays du Sud et du Nord. Ainsi, pour produire une calorie alimentaire, il faut huit calories d’énergie ! Ce système hégémonique révèle l’enjeu guerrier que représente la nourriture.

 
En réalité, cette situation est fragile car les populations dépendent entièrement de monopoles motivés par le profit plutôt que le bien-être humain. Le bilan environnemental est désastreux, sans compter les innombrables effets collatéraux (sociaux, culturels, économiques) :  

dégradation des sols, pollution et épuisement des eaux, atteintes à l’environnement et à la santé, perte des espèces et variétés végétales et animales, disparition des systèmes productifs locaux, autonomes et peu coûteux en énergie et en transport (commerces, artisanat et petite industrie), disparition des paysans et de savoir-faire traditionnels, pertes d’emplois et augmentation de la pauvreté, dégradation des échanges de proximité qui caractérisent un tissu social vivant et convivial.

La croissance sous sa forme actuelle est incompatible avec les capacités d’une planète limitée. Continuer à piller les ressources naturelles risque de conduire à une sorte de dépôt de bilan planétaire dont les générations à venir auront à subir toutes les rigueurs.

Nous entendons par sécurité et salubrité alimentaire celle que les communautés humaines assurent par elles-mêmes sur leur territoire, et non les aides artificielles qui mettent certains pays en situation de dépendance à l’égard d’une charité aléatoire, contraire à la dignité d’être humain, debout et responsable...

La planète pillée

Chaque jour, les événements dont la planète entière est le théâtre offrent aux consciences attentives toutes les raisons de s’inquiéter et de s’indigner. Le pire semble, en ces temps convulsés, dominer le meilleur dans le cours d’une histoire où l’humanité, sans vraiment savoir où elle va, y va résolument, comme sous l’effet de la fatalité. À cette dérive, essentiellement inspirée par une vision erronée de la réalité, seule la nature semble avoir le pouvoir de mettre les limites. Jamais plus qu’aujourd’hui, l’interrogation sur le sens et la raison d’être de notre avènement sur terre ne s’est posée avec autant d’acuité à la conscience, à l’entendement et au libre arbitre individuel et collectif.

Participer à concilier l’histoire humaine avec les impératifs absolus de la nature a été ma préoccupation active et constructive depuis une cinquantaine d’années. […]

Sur ce chemin, l’indignation souvent douloureuse m’a été comme un aiguillon pour stimuler une créativité essentiellement inspirée par la logique du vivant. C’est ce que propose l’écologie lorsqu’elle prend en compte l’ensemble des éléments révélant sa cohésion, sa cohérence, sa rigueur, sa beauté et qui nous impliquent comme l’expression la plus élaborée de ce phénomène appelé la vie. C’est la raison pour laquelle cette totalité de nature symphonique ne peut être ni réduite, ni traitée comme une question subsidiaire par la gouvernance du monde. Elle devrait bénéficier d’une priorité absolue sur toute autre considération, puisqu’elle est la seule garante de la pérennité ou de l’extinction de notre espèce elle-même responsable de l’extinction de nombreuses espèces. Grisés par nos aptitudes, nos prouesses et nos miracles technico scientifiques, nous poursuivons une aventure prométhéenne dont la faillite est pourtant évidente. Le progrès sensé générer du bien être pour tous, non seulement n’est pas au rendez-vous, mais le coût de cette déconvenue est néanmoins exorbitant pour une planète unique et limitée, « une planète au pillage », selon l’expression d’Osborn.

La problématique alimentaire

Au sein de cette problématique globale, avec les innombrables disfonctionnements dont nous ne faisons qu’un inventaire partiel, il est une problématique grave. Elle concerne la survie alimentaire mondiale. Entre pléthore et pénurie artificielle, l’alimentation dans le monde entre dans une phase de plus en plus aléatoire. On peut dire sans risque d’erreur que tous les paramètres qui interviennent dans cette problématique sont aujourd’hui négatifs : l’érosion des sols et leur dévitalisation par la chimie agricole, la pollution des eaux, la dissipation de la biodiversité sauvage et domestique, la disparition des vrais paysans, les agro carburants, les OGM, l’empoisonnement des abeilles, etc. tout cela contribue à préparer des pénuries sans
précédent. Et même si par un sursaut exceptionnel de lucidité nous corrigions ces défaillances, les grandes incertitudes climatiques demeurent et s’amplifient. Certaines populations dans le monde en sont déjà les témoins et les victimes. Entre inondations et sècheresses, l’impuissance humaine est souvent mise en évidence. Pour les plus démunis de la planète, le désastre alimentaire est déjà un fait. On sait officiellement qu’un milliard d’êtres humains, affectés d’une indigence extrême, sont sans eau potable, nourriture, soins, etc. et trois milliards sont mal nourris. Toutes ces exactions sont préjudiciables à l’intégrité du système vivant et, par une logique implacable, aux générations à venir. Elles devraient, hors de tout manichéisme ou sensiblerie de circonstance, interpeller objectivement la raison, la conscience et le coeur. Rien ne peut justifier la faim dans le monde, où les ressources sont largement suffisantes pour satisfaire aux besoins vitaux de l’ensemble des êtres humains.
Faute d’un humanisme actif fondé sur la justice, l’équité et le partage, nous avons recours à l’humanitaire comme palliatif à cette défaillance. Ainsi, la politique du pyromane pompier est-elle devenue la norme. Il est illusoire de croire qu’un vivre ensemble apaisé ne puisse jamais advenir dans ces conditions. Le génie, l’énergie et les moyens financiers consacrés aux armements et à tout ce qui, de mille façons, sert la destruction et la mort, pourrait objectivement résoudre cette question et bien plus que cette question. Mais cela nécessite une élévation et une évolution de la conscience libérée des peurs qui inspirent les comportements irrationnels dont nous sommes également témoins et victimes.

De la sauvegarde des semences au brevetage du vivant

Malgré son acharnement à se démarquer culturellement de la nature, l’être humain partage avec elle plus de 3,6 millions d’années. Il l’a crainte, louée, chantée ; elle l’a nourri, abrité, vêtu, soigné. Avec le temps, il l’a domestiquée ; il a percé certains secrets. La nature recèle des richesses végétales, minérales et animales inouïes. Depuis près de deux siècles, ce patrimoine merveilleux subit l’assaut d’une prédation qui ne cesse de s’intensifier. L’homme la ponctionne, inexorablement. Jusqu’au ira-t-il dans sa quête absurde qui finira par l’engloutir? Car si la nature s’essouffle, elle vaincra…

Le monde végétal relève de la même complexité que les autres règnes. Que la vie des végétaux soit intimement liée à celle du sol est une évidence, une banalité pour tout le monde.[…]

Pour l’agroécologiste, cette liaison va bien au-delà d’un phénomène élémentaire. Car le végétal est aussi le langage de l’organisme silencieux que représente la terre. Du lichen initial au séquoia, le peuple végétal est infini : de forme, de taille, de fonction, de substance, de couleur, de floraison, de fructification… infiniment diversifiées.

Selon les latitudes et les climats, cette toison de jade recouvre une partie très importante des terres émergées. Même les déserts les plus torrides et les plus froids recèlent des végétaux dont les prouesses d’adaptation semblent révéler une sorte d’intelligence par des stratagèmes extraordinaires pour survivre, des « techniques » très élaborées pour se reproduire, se propager, agrandir leur territoire, résister à l’adversité, au chaud et au froid, tirer parti des maigres ressources en eau…

Le drame de la déforestation par le fer et le feu avec lesquels nous dévastons les grandes forêts est d’une tristesse infinie car, outre l’inintelligence et l’aveuglement que traduisent nos actes, nous faisons disparaître un bien extraordinaire dont nous sommes loin d’avoir réalisé l’inventaire. Mais l’instinct de pillards semble l’emporter sur le bon sens le plus élémentaire et la technologie décuple les effets négatifs de nos agissements. C’est ainsi que la préservation de la biodiversité végétale est l’un des très grands enjeux pour la survie mais ne semble pas pour autant alerter la conscience collective ni des décideurs, ni des citoyens.

Depuis la naissance de l’agriculture, les humains n’ont cessé d’intégrer des végétaux dans leur menu augmentant sans cesse le potentiel alimentaire, l’améliorant, l’adaptant à leur usage spécifique pour se nourrir, se soigner, se vêtir, construire leur abri, mais aussi en savourer les parfums, les arômes, les couleurs, la beauté et la subtilité. Les végétaux ont mis à profit la mobilité humaine et même à l’occasion de confrontations violentes, pour se propager,
s’échanger, s’adapter à de nouveaux biotopes d’abord continentaux, puis intercontinentaux. Avec la découverte de l’Amérique, le potentiel augmente d’une façon spectaculaire : pommes de terre, tomates, maïs, tabac…etc. nous sont désormais familiers et bien installés dans notre quotidien.

Avec l’ère de la technoscience, de la productivité, de la marchandisation et du profit financier sans limite, la donne change brutalement. L’application des principes industriels à l’agriculture ne voit plus dans les végétaux qu’une source de profit financier. Le charme est en quelque sorte rompu, remplacé par la spéculation froide des samouraïs de l’économie.

Alors commence un processus de sélection et de transformation, le paysan lui-même devient un industriel de la terre chargé de produire de la matière première vivante pour les usines de transformation qui réalisent de la valeur ajoutée sur son dos.
Petit à petit, la règle s’est propagée et concerne désormais tous les continents. Alors s’amorce un appauvrissement sans précédent du patrimoine domestique génétique enrichi depuis des millénaires par l’ensemble du genre humain.

Un processus d’usurpation graduelle se met en route avec l’accaparement de ce bien commun que l’on appelle semence, à savoir le principe même de la vie et de la survie. Peu de citoyens sont vraiment conscients de ce « hold-up » qui est fait au détriment de l’ensemble de l’humanité par des confréries de profiteurs internationaux. Pire encore, les confrères ont réussi à se donner l’image de bienfaiteurs de leur semblables et peut-être même que certains en sont profondément convaincus. La mainmise sur le fondement de la pérennité des végétaux indispensable à la pérennité de l’humanité donne un pouvoir exorbitant à ceux qui la détiennent. A partir de cette confiscation, s’ouvrent des secteurs de valorisation spéculative grâce à une sélection sur des critères parfois précieux, à des hybridations non reproductibles qui, sous le prétexte de performance génétique pour une meilleure productivité génèrent de la dépendance et renforcent le pouvoir quasi-discrétionnaire des monopoles.
Le dernier avatar de ce dernier courant qui convulse la planète concerne les organismes génétiquement modifiés et… brevetés. Avec les OGM, nous atteignons le summum de la transgression car nous portons atteinte à la logique fondamentale de la vie, à l’ordre strict qu’elle a établi pour garder sa cohérence, sa pérennité et son intégrité.

Dans ce registre, la recherche devient un alibi très présentable permettant à des scientifiques, subjugués par leur magistère, des firmes en mal de diversification pour de nouveaux secteurs de profit et à des politiciens consentants, complices ou impuissants de se coaliser pour jouer aux dés le destin collectif. Car nous sommes déjà bien habitués à des « nuisances scientifiques » engagées avec la certitude proclamée de leur innocuité. Une apocalypse biologique au sein de la nature et des pathologies jusque là inconnues, affectant les animaux et les humains, ne sont pas à exclure.

Quant à l’argument selon lequel c’est avec les OGM que l’on résoudra les problèmes de la faim dans le monde, non seulement il ne résiste pas à une analyse objective, mais les conséquences agronomiques, économiques et sociales désastreuses sont déjà le lot d’un nombre toujours croissant de petits paysans du Tiers-monde en particulier, acculés au suicide. Les OGM sont une grande imposture que l’agroécologie ne peut en aucun cas valider.

À tout cela, il faut ajouter une production végétale hors sol qui a recours à une quantité extravagante d’énergie combustible pour produire hors saison. Les systèmes artificiels tels que l’hydroponie ne retiennent du végétal que son processus de croissance hors du contexte naturel d’une terre vivante à laquelle il doit sa vitalité, sa qualité nutritive et sa saveur Le monde politique n’ayant cure de ces problèmes pourtant majeurs, c’est encore des individus de la société civile qui les prennent en charge avec la force de leur conviction et la faiblesse de leurs moyens. Des associations s’organisent pour préserver et propager, par la création de petits conservatoires, telle ou telle espèce menacée de disparaître. Des semenciers militants se spécialisent dans les variétés traditionnelles reproductibles, transmissibles. D’autres élargissent considérablement la gamme des végétaux par une sorte de brassage quasi-planétaire au grand clam des monopoles leur opposant des réglementations et des restrictions à l’évidence arbitraires pour tenter de les éliminer au profit des productions massives d’hybrides qui envahissent les catalogues et les présentoirs de semences.

Ainsi, pendant que des intérêts parfois sordides endoctrinent, manipulent et créent du consentement auprès d’une opinion mal informée pour faire accepter ses appétits mercantiles, l’héritage génétique constitué depuis des millénaires et dont l’innocuité, l’adaptabilité, la reproductibilité, et l’efficacité alimentaires ne sont plus à démontrer ne cesse de disparaître chaque jour et de façon irréversible pour certaines espèces. Il va de soit que l’agroécologie ne peut souscrire à ce désastre et doit au contraire, de toutes les manières possibles, contribuer à l’arrêter. La sauvegarde de la biodiversité végétale est une de ses grandes priorités.